jeudi 7 juillet 2011

[SÉRIE] "The Wire" : partie d’échecs en cinq saisons


Et voilà ! Peter Falk, alias Columbo, est décédé ce jeudi 23 juin. Ne reste plus aujourd’hui que le souvenir des soirées TV de mon enfance, lorsque je regardais avec ma maman le pauvre et faussement naïf lieutenant démonter psychologiquement le "méchant" milliardaire/génie/artiste (biffez les mentions inutiles) qui avait tué sa femme/son associé/son frère (idem), pour une bête question de jalousie/d’argent/de pouvoir.

Malgré son aspect novateur quant au déroulement de l’intrigue (comme la connaissance du coupable dès le début de l’épisode ou la mise en avant de la confrontation entre l’enquêteur et l’assassin, à l’instar d’une partie d’échecs [1]), cette série policière restait traditionnelle à bien des égards. Ainsi, chaque épisode de Columbo constituait une unité indépendante du reste, avec un déroulement identique (vil assassinat, arrivée de l’honnête lieutenant, duel avec le meurtrier, collecte de preuves, "coup de grâce" final...).

Des détectives comme Columbo, Hercule Poirot, Miss Marple, Derrick (oui, oui), Barnaby (beurk), Monk ou l’ignoooble Jessica Fletcher ne sont pas des êtres humains. Ce sont des machines à résoudre des énigmes : ils sont autant d’incarnations de la soif de justice, de la victoire du Bien contre le Mal. Ce sont des robots qui collectent le moindre bout de peau ou de cendre compromettant ; des demi-dieux qui voient tout, qui comprennent tout, qui ne font aucune erreur. Le meurtrier, même avec ses 178 de QI et son perfectionnisme hors pair, n’a aucune chance face à ces individus faussement ordinaires.

Et si ce n’était pas toujours le cas ? Et si les détectives étaient capables d’erreurs, parfois irréparables ? Et si les assassins, de temps en temps, s’en sortaient ? Et si une série policière n’était pas une succession d’épisodes sans aucun lien entre eux (à l’exception de détails sans réelle importance, comme la femme invisible, le chien ou l’imperméable) ?

Montrer des inspecteurs de police "humains", avec leurs défauts et leurs problèmes, voilà ce que proposait la série américaine Homicide: Life on the Street, diffusée dans les années nonante (1993-1999) sur NBC (et sur la RTBF en Belgique) et dont personne (ou presque) ne semble se souvenir. Lorsque j’étais à l’université et fan de cette saga policière, mon colocataire, étudiant en génie civil de son état, s’en moquait gentiment : "tout ce qu’on entend dans Homicide", disait-il, "c’est le bruit des téléphones de la section criminelle : tuduludulu... tuduludulu...".

C’est vrai qu’on les entendait beaucoup, ces téléphones, mais c’est oublier tout ce que la série proposait, en dehors des sonneries : des enquêtes au long cours (sur une saison, voire plus), des policiers qui se prennent des balles dans la tête, d’autres qui se suicident (!), des enquêtes qui n’aboutissent pas, des querelles internes ou hiérarchiques, des bavures, des erreurs, des détectives à la psychologie haute en couleur, un humour assez noir, une réflexion sur la société et une vision réaliste des rues pauvres de Baltimore, une ville de la côte Est des États-Unis, au taux de criminalité très élevé, située à une heure de route à peine de Washington... Le tout était filmé caméra à l’épaule et au format vidéo, renforçant le côté brut, réel – presque documentaire – de la série.

[VIDÉO] Le générique de Homicide (souvenirs, souvenirs...) :


C’est dans Homicide qu’apparaît pour la première fois le personnage complexe et attachant de John Munch, détective ironique interprété par Richard Belzer qui – chose rare dans l’histoire des feuilletons policiers – sera "réutilisé" avec la même biographie dans de nombreuses séries, soit en tant que personnage récurrent (comme dans Law & Order: Special Victims Unit ; New York : Unité spéciale en français), soit sous forme de cross-over (on retrouve ainsi Munch dans... un X-Files se déroulant à Baltimore !). Les autres policiers de la série sont tout aussi magistraux : Al Giardello, le grand Noir imposant (magistralement joué par Yaphet Kotto) qui dirige la section criminelle ; Frank Pembleton, un type sûr de lui, arrogant, très à cheval sur sa morale et ses principes ; son coéquipier Tim Bayliss, dont la carrière sera à jamais hantée par sa toute première affaire à la section criminelle (le viol et le meutre de la jeune Adena Watson), qu’il n’arrivera jamais à élucider (!) ; etc.

Si cette série s’est révèlée si originale et si "réelle" par rapport aux séries plus "classiques" de la même époque, c’est en partie parce qu’elle est tirée de l’expérience de David Simon, un reporter du Baltimore Sun qui a suivi pendant un an les inspecteurs de la section des homicides et qui en a tiré un bouquin intitulé Homicide: A Year on the Killing Streets (dans la série, les noms changent mais les situations, les meurtres et les personnalités reposent en grande partie sur des faits réels).

Je croyais avoir trouvé avec Homicide la série policière absolue... Jusqu’à ce que je découvre (et dévore) sa petite sœur (ou cousine ?) intitulée The Wire (Sur écoute en français, 2002-2008). The Wire, c’est un peu comme Homicide : une série policière tirée du bouquin de David Simon, se déroulant à Baltimore et inspirée par des personnes et des situations bien réelles. Pour l’anecdote, les deux séries reprennent d’ailleurs exactement la même scène hilarante : celle (apparemment véridique !) d’inspecteurs qui parviennent à récolter les aveux d’un suspect en faisant passer une bête photocopieuse pour un détecteur de mensonges (avec cette superbe conclusion de l’inspecteur "Bunk" Moreland dans The Wire : "The bigger the lie, the more they believe").

[VIDÉO] La scène de la photocopieuse, version Homicide


[VIDÉO] La "même scène", version The Wire



À la différence de Homicide, The Wire est la propre série de David Simon. C’est également une production estampillée HBO, la chaîne de télévision états-unienne à l’origine des formidables Six Feet Under, The Sopranos, Deadwood et Rome, ce qui est déjà un gage de qualité en tant que tel. Depuis de nombreuses années, la chaîne câblée a en effet pris pour habitude d’être très exigente sur la qualité de ses productions et de se démarquer par des intrigues en béton, des scénarios de très haute qualité et des moyens financiers dignes de l’industrie cinématographique.


The Wire propose de suivre, en trame de fond, les enquêtes au long cours d’une sorte de division spéciale anti-gang, dont les membres viennent de différentes sections de la police de Baltimore (comme la police criminelle – la fameuse section "Homicide" – ou les narcotiques). Le titre de la série fait directement référence aux écoutes (téléphoniques entre autres) mises en place par ladite division, mais pas seulement : "the wire" en anglais signifie "le fil". Ce fil, au-delà du concept de mise sur écoute, est également le symbole simple mais efficace des liens qui unissent les différents pouvoirs structurant la cité (terme à prendre ici presque au sens "grec" du terme). Un fil d’Ariane, en quelque sorte.

Car The Wire n’est pas un simple show policier, c’est une tragédie [2] aux ambitions démesurées pour un feuilleton télévisuel : celles de peindre un tableau le plus réaliste possible d’une grande ville (Baltimore donc), avec sa population, ses institutions, ses lieux, ses structures complexes... The Wire met en parallèle différents niveaux de "pouvoir", tels que la rue (avec ses paumés qui essayent de survivre et les empires de la drogue qui luttent pour le contrôle des quartiers), la justice (les services de police et les tribunaux), les politiques, l’école, les médias...

Pour concrétiser ces hautes ambitions, les scénaristes de The Wire ont pris pour démarche de décrire toutes ces structures de manière détaillée. Dans The Wire, le survol n’existe pas. Là où d’autres séries ne proposent que la vision policière en négligeant les autres organisations, The Wire multiplie les points de vue à en donner le tournis (la série n'est pas facile d'accès au début). Durant la première saison, la caméra passe ainsi presque autant de temps à filmer "la rue" – du petit dealer jusqu’au sommet de l’association de malfaiteurs – que la police.

Il n’y a pas vraiment de héros principal dans The Wire, si ce n’est peut-être Baltimore elle-même (ce que suggérerait d’ailleurs le tout dernier épisode, qui se termine de manière grandiose avec une série de panoramas de la ville). La série se décompose en cinq saisons, chaque saison se focalisant sur un ensemble thématique particulier, un nouveau point de vue (un "arc"). Ces cinq ensembles sont, dans l’ordre des saisons, la lutte contre une organisation de trafic de drogue (la famille Barksdale) ; les docks, le port de Baltimore et sa connexion avec l’approvisionnement de la drogue ; la politique et les élections au mayorat ; l’école et le système scolaire ; enfin, les médias (à travers le cas du Baltimore Sun). Tous ces thèmes se mélangent avec brio dans une sorte de puzzle géant, un "super-ensemble" aux portes d’entrée multiples, proposant plusieurs grilles de lecture.

The Wire possède l’habilité de balayer les stéréotypes d’un revers de caméra, notamment en ce qui concerne les dealers. Ainsi, durant la première saison, on peut suivre avec un rien d’étonnement Stringer Bell, le bras droit d’un des rois de la drogue, à un cours universitaire de macro-économie (sur l’élasticité de la demande d’un produit, concept qu’il utilise d’ailleurs par la suite dans son "business") ; ou bien encore D’Angelo Barksdale, un des chefs de rue, expliquer à ses dealers comment jouer aux échecs, tout en faisant une comparaison géniale avec le monde de la drogue (!) : "Le roi reste le roi", "Les pions se font vite dégommer" – "sauf s’ils sont malins"... 

[VIDÉO] La partie d'échecs


Cet extrait résume à merveille une des visions récurrentes proposées par The Wire (et qu’il est très rare de trouver dans une série télévisée) : chacune des structures de la ville (la police, les gangs, les politiques, les docks, l’école, les journaux) possède, comme dans une partie d’échecs, sa propre hiérarchie, ses propres principes de survie, ses propres règles du jeu (le trafic de drogue est d’ailleurs souvent nommé "the game" dans la série). Pour compliquer encore un peu plus le tableau, chaque structure possède des liens avec les autres (l’argent de la drogue, par exemple, se retrouve partout).

La série est également d’une très grande profondeur sur le plan de la critique sociale. Chaque épisode montre avec beaucoup de finesse les travers de la société occidentale contemporaine, sans tomber dans la condamnation sans nuance. Un des plus beaux exemples est celui de Bubbles, un chic type totalement paumé, dépendant à l’héroïne, de temps à autre indic pour la police, dont on suit la trajectoire erratique durant la totalité des cinq saisons. Ses rencontres, ses tentatives pour s’en sortir, ses chutes, ses rétablissements et ses rechutes en disent long sur la faillite du système de protection sociale. Si Bubbles s’en sort, après un très long calvaire, c’est plus grâce à une certaine force personnelle et avec l’aide de quelques amis que grâce à une quelconque solidarité institutionnelle. Dans la deuxième saison, la série met l’accent sur les dockers et là encore, le constat est rude : les ouvriers du port sont presque abandonnés à leurs sorts par les pouvoirs publics et doivent se démener (y compris en trempant dans des opérations illégales) pour survivre. La troisième saison montre un projet-test totalement fou (pour les États-Unis du moins) de dépénalisation de la drogue. L’initiateur de ce projet est Howard "Bunny" Colvin, un commandant de police sur le départ qui décide, de sa propre initiative et sans en avertir ses supérieurs, de centraliser les activités de vente de drogues dans un petit secteur de la ville (renommé Hamsterdam) où les policiers n’interviennent pas, dans le but d’améliorer la sécurité et la convivialité des autres quartiers. Comme on s’en doute, le projet tombera finalement à l'eau, dans une scène épique où le commissaire-adjoint William Rawls, un brin mégalomane, décide d’envoyer ses troupes dans Hamsterdam, sur l’air de la Chevauchée des Walkyries (!). La quatrième saison pose quant à elle la question de l’échec d’une partie du système éducatif américain (qui ne fait que reproduire, dans la plupart des cas, les inégalités présentes en dehors de ses murs). La cinquième et dernière saison, enfin, montre comment un grand journal d’investigation fait de plus en plus la part belle au populisme et à la non-vérification des faits, dans un but purement mercantile. Le constat est cinglant (et logique) : il est impossible de faire plus avec moins de moyens, du moins sans faire baisser drastiquement la qualité du journal.

Enfin, au cœur de The Wire, il y a une série de personnages complexes et originaux, comme le fameux Lester Freamon, inspecteur de police très doué, d’une intelligence rare, d’une incroyable patience et d’une "économie de mouvements" totalement hallucinante. Freamon est resté 13 ans et 4 mois à faire un travail de bureau (au service des prêteurs sur gage), comme "punition" après avoir obligé un politicien à témoigner dans une affaire de meurtre, contre les ordres de ses supérieurs. Il passe en outre la majeure partie de son temps à réaliser des meubles anciens pour maison de poupée, destinés à la revente, mais à chaque fois qu’il quitte son bureau, c’est pour faire avancer l’enquête d’un pas de géant.

[VIDÉO] Lester Freamon (à gauche) et "Bunk" interrogeant des témoins ne parlant pas anglais (avec la terrible réplique : "Eh! Negro, you can not travel half way around the world and not speak any motherfuckin' English!") :


Autre personnage fabuleux : Omar Little, sorte d’anti-héros hors-la-loi au code moral très strict : il ne prononce aucun gros mot et ne vole et ne tue que ceux qui font partie du "jeu". "Son métier" : voler les dealers. Il parcourt les rues à la manière d’un outlaw de western, avec son long manteau et son inséparable fusil de chasse, sifflotant calmement "Le fermier dans son pré". Omar est aussi un des quelques personnages homosexuels de la série. Vous allez me dire : "on s’en fout un peu"... Sauf qu’encore une fois, les scénaristes ont évité tous les écueils scénaristiques possibles quant à la figure du gangster gay.

[VIDÉO] Quand Omar Little arrive, tout le monde se barre (on se croirait vraiment dans un western) :


Si je ne devais citer que deux personnages de The Wire, ce serait ces deux-là, mais il en existe des centaines d’autres, tels Brother Mouzone, un tueur professionnel au calme affolant, spécialiste des armes, toujours bien sapé (belles lunettes et nœud papillon), s’exprimant avec une politesse et une précision extrêmes (à l’inverse de l’image du tueur brutal) ; Roland Pryzbylewski dit "Prez", qui apparaît au début de la série comme un incapable pistonné par son beau-père, et qui se révèle plus tard très doué en mathématique et parfait déchiffreur de codes ; Jimmy McNulty, caricature du "bon" flic, tête brûlée, alcoolique et indiscipliné ; ou encore Marlo Stanfield, un dealer ambitieux, placide, amoral et très violent qui s’est donné pour but de devenir le prince de la drogue à Baltimore... Marlo Stanfield ne se déplace presque pas : il économise ses gestes et ses mouvements, comme un roi. Encore une référence au jeu d’échecs, parmi des dizaines.

Pour en savoir plus...
 

- Outre la série en elle-même, pour les pointilleux, je vous conseille les articles consacrés à The Wire sur Wikipédia anglophone, qui sont d’une qualité exceptionnelle, rarement atteinte sur cette encyclopédie : tout y est détaillé, épisode par épisode, avec une page pour chacun des personnages principaux.
- Les pages consacrées à The Wire sur le site de HBO.

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[1] À noter qu’un des épisodes de la seconde saison de Columbo, The Most Dangerous Match (1973), met en scène le meurtre d’un joueur d’échecs par son adversaire.
[2] Voir pour s’en convaincre le très bon article de Mona Chollet paru sur un des blogs du Monde Diplomatique, au titre évocateur : "Shakespeare à Baltimore".