Et voilà ! Peter Falk, alias Columbo, est décédé ce jeudi 23 juin. Ne reste plus aujourd’hui que le souvenir des soirées TV de mon enfance, lorsque je regardais avec ma maman le pauvre et faussement naïf lieutenant démonter psychologiquement le "méchant" milliardaire/génie/artiste (biffez les mentions inutiles) qui avait tué sa femme/son associé/son frère (idem), pour une bête question de jalousie/d’argent/de pouvoir.
Malgré son
aspect novateur quant au déroulement de l’intrigue (comme la connaissance du
coupable dès le début de l’épisode ou la mise en avant de la confrontation entre
l’enquêteur et l’assassin, à l’instar d’une partie d’échecs [1]), cette série policière
restait traditionnelle à bien des égards. Ainsi, chaque épisode de Columbo
constituait une unité indépendante du reste, avec un déroulement identique (vil
assassinat, arrivée de l’honnête lieutenant, duel avec le meurtrier, collecte
de preuves, "coup de grâce" final...).
Des détectives comme Columbo, Hercule Poirot, Miss Marple,
Derrick (oui, oui), Barnaby (beurk), Monk ou l’ignoooble Jessica Fletcher ne
sont pas des êtres humains. Ce sont des machines à résoudre des énigmes : ils
sont autant d’incarnations de la soif de justice, de la victoire du Bien contre
le Mal. Ce sont des robots qui collectent le moindre bout de peau ou de cendre
compromettant ; des demi-dieux qui voient tout, qui comprennent tout, qui
ne font aucune erreur. Le meurtrier,
même avec ses 178 de QI et son perfectionnisme hors pair, n’a aucune chance face à ces individus
faussement ordinaires.
Et si ce n’était pas toujours le cas ?
Et si les détectives étaient capables d’erreurs, parfois irréparables ? Et
si les assassins, de temps en temps, s’en sortaient ? Et si une série policière
n’était pas une succession d’épisodes sans aucun lien entre eux (à l’exception
de détails sans réelle importance, comme la femme invisible, le chien ou l’imperméable) ?
Montrer
des inspecteurs de police "humains", avec leurs défauts et leurs
problèmes, voilà ce que proposait la série américaine Homicide: Life on the Street,
diffusée dans les années nonante (1993-1999) sur NBC (et sur la RTBF en Belgique) et dont personne (ou
presque) ne semble se souvenir. Lorsque j’étais à l’université et fan de cette
saga policière, mon colocataire, étudiant
en génie civil de son état, s’en moquait gentiment : "tout ce qu’on
entend dans Homicide", disait-il,
"c’est le bruit des téléphones de la section criminelle : tuduludulu... tuduludulu...".
C’est vrai
qu’on les entendait beaucoup, ces téléphones, mais c’est oublier tout ce que la
série proposait, en dehors des sonneries : des enquêtes au long cours (sur
une saison, voire plus), des policiers qui se prennent des balles dans la tête,
d’autres qui se suicident (!), des enquêtes qui n’aboutissent pas, des
querelles internes ou hiérarchiques, des bavures, des erreurs, des détectives à
la psychologie haute en couleur, un humour assez noir, une réflexion sur la
société et une vision réaliste des rues pauvres de Baltimore, une ville de la
côte Est des États-Unis, au taux de criminalité très élevé, située à une heure
de route à peine de Washington... Le tout était filmé caméra à l’épaule et au
format vidéo, renforçant le côté brut, réel – presque documentaire – de la
série.
[VIDÉO] Le générique de Homicide (souvenirs, souvenirs...) :
[VIDÉO] Le générique de Homicide (souvenirs, souvenirs...) :
C’est dans Homicide qu’apparaît pour la première fois le personnage complexe et attachant de John Munch, détective ironique interprété par Richard Belzer qui – chose rare dans l’histoire des feuilletons policiers – sera "réutilisé" avec la même biographie dans de nombreuses séries, soit en tant que personnage récurrent (comme dans Law & Order: Special Victims Unit ; New York : Unité spéciale en français), soit sous forme de cross-over (on retrouve ainsi Munch dans... un X-Files se déroulant à Baltimore !). Les autres policiers de la série sont tout aussi magistraux : Al Giardello, le grand Noir imposant (magistralement joué par Yaphet Kotto) qui dirige la section criminelle ; Frank Pembleton, un type sûr de lui, arrogant, très à cheval sur sa morale et ses principes ; son coéquipier Tim Bayliss, dont la carrière sera à jamais hantée par sa toute première affaire à la section criminelle (le viol et le meutre de la jeune Adena Watson), qu’il n’arrivera jamais à élucider (!) ; etc.
Si cette
série s’est révèlée si originale et si "réelle" par rapport aux séries
plus "classiques" de la même époque, c’est en partie parce qu’elle
est tirée de l’expérience de David Simon,
un reporter du Baltimore Sun qui a
suivi pendant un an les inspecteurs de la section des homicides et qui en a
tiré un bouquin intitulé Homicide: A Year
on the Killing Streets (dans la série, les noms changent mais les
situations, les meurtres et les personnalités reposent en grande partie sur des
faits réels).
Je croyais
avoir trouvé avec Homicide la série
policière absolue... Jusqu’à ce que je découvre (et dévore) sa petite sœur (ou
cousine ?) intitulée The Wire (Sur écoute en français, 2002-2008). The Wire, c’est un peu comme Homicide :
une série policière tirée du bouquin de David Simon, se déroulant à Baltimore
et inspirée par des personnes et des situations bien réelles. Pour l’anecdote, les
deux séries reprennent d’ailleurs exactement la même scène hilarante : celle (apparemment
véridique !) d’inspecteurs qui parviennent à récolter les aveux d’un suspect
en faisant passer une bête photocopieuse pour un détecteur de mensonges (avec
cette superbe conclusion de l’inspecteur "Bunk" Moreland dans The Wire :
"The bigger the lie, the more they believe").
[VIDÉO] La scène de la photocopieuse, version Homicide :
[VIDÉO] La "même scène", version The Wire :
À la
différence de Homicide, The Wire est la propre série de David
Simon. C’est également une production estampillée HBO, la chaîne de télévision
états-unienne à l’origine des formidables Six
Feet Under, The Sopranos, Deadwood et Rome, ce qui est déjà un gage de qualité
en tant que tel. Depuis de nombreuses années, la chaîne câblée a en effet pris
pour habitude d’être très exigente sur la qualité de ses productions et de se
démarquer par des intrigues en béton, des scénarios de très haute qualité et
des moyens financiers dignes de l’industrie cinématographique.
The Wire propose de suivre, en
trame de fond, les enquêtes au long cours d’une sorte de division spéciale
anti-gang, dont les membres viennent de différentes sections de la police de
Baltimore (comme la police criminelle – la fameuse section "Homicide"
– ou les narcotiques). Le titre de la série fait directement référence aux
écoutes (téléphoniques entre autres) mises en place par ladite division, mais
pas seulement : "the wire" en anglais signifie "le
fil". Ce fil, au-delà du concept de mise sur écoute, est également le
symbole simple mais efficace des liens qui unissent les différents pouvoirs
structurant la cité (terme à prendre ici presque au sens "grec" du terme). Un fil d’Ariane,
en quelque sorte.
Car The Wire n’est pas un simple show
policier, c’est une tragédie [2] aux ambitions démesurées pour un
feuilleton télévisuel : celles de peindre un tableau le plus réaliste possible
d’une grande ville (Baltimore donc), avec sa population, ses institutions, ses
lieux, ses structures complexes... The
Wire met en parallèle différents niveaux de "pouvoir", tels que la
rue (avec ses paumés qui essayent de survivre et les empires de la drogue qui
luttent pour le contrôle des quartiers), la justice (les services de police et
les tribunaux), les politiques, l’école, les médias...
Pour concrétiser
ces hautes ambitions, les scénaristes de The
Wire ont pris pour démarche de décrire toutes
ces structures de manière détaillée. Dans The
Wire, le survol n’existe pas. Là où d’autres séries ne proposent que la vision policière en négligeant
les autres organisations, The Wire
multiplie les points de vue à en donner le tournis (la série n'est pas facile d'accès au début). Durant la première saison,
la caméra passe ainsi presque autant de temps à filmer "la rue" – du
petit dealer jusqu’au sommet de l’association de malfaiteurs – que la police.
Il n’y a
pas vraiment de héros principal dans The
Wire, si ce n’est peut-être Baltimore
elle-même (ce que suggérerait d’ailleurs le tout dernier épisode, qui se
termine de manière grandiose avec une série de panoramas de la ville). La série
se décompose en cinq saisons, chaque saison se focalisant sur un ensemble
thématique particulier, un nouveau point de vue (un "arc"). Ces cinq
ensembles sont, dans l’ordre des saisons, la lutte contre une organisation de
trafic de drogue (la famille Barksdale) ; les docks, le port de Baltimore
et sa connexion avec l’approvisionnement de la drogue ; la politique et
les élections au mayorat ; l’école et le système scolaire ; enfin,
les médias (à travers le cas du Baltimore
Sun). Tous ces thèmes se mélangent avec brio dans une sorte de puzzle
géant, un "super-ensemble" aux portes d’entrée multiples, proposant
plusieurs grilles de lecture.
The Wire possède l’habilité de
balayer les stéréotypes d’un revers de caméra, notamment en ce qui concerne les
dealers. Ainsi, durant la première saison, on peut suivre avec un rien d’étonnement
Stringer Bell, le bras droit d’un des rois de la drogue, à un cours
universitaire de macro-économie (sur l’élasticité de la demande d’un produit, concept
qu’il utilise d’ailleurs par la suite dans son "business") ; ou
bien encore D’Angelo Barksdale, un des chefs de rue, expliquer à ses dealers
comment jouer aux échecs, tout en faisant une comparaison géniale avec le monde
de la drogue (!) : "Le
roi reste le roi", "Les pions se font vite dégommer" – "sauf
s’ils sont malins"...
[VIDÉO] La partie d'échecs :
Cet extrait
résume à merveille une des visions récurrentes proposées par The Wire (et qu’il est très rare de
trouver dans une série télévisée) : chacune des structures de la ville (la
police, les gangs, les politiques, les docks, l’école, les journaux) possède,
comme dans une partie d’échecs, sa propre hiérarchie, ses propres principes de
survie, ses propres règles du jeu (le trafic de drogue est d’ailleurs souvent
nommé "the game" dans la série). Pour compliquer encore un peu plus
le tableau, chaque structure possède des liens avec les autres (l’argent de la
drogue, par exemple, se retrouve partout).
La série
est également d’une très grande profondeur sur le plan de la critique sociale.
Chaque épisode montre avec beaucoup de finesse les travers de la société
occidentale contemporaine, sans tomber dans la condamnation sans nuance. Un des
plus beaux exemples est celui de Bubbles,
un chic type totalement paumé, dépendant à l’héroïne, de temps à autre indic
pour la police, dont on suit la trajectoire erratique durant la totalité
des cinq saisons. Ses rencontres, ses tentatives pour s’en sortir, ses
chutes, ses rétablissements et ses rechutes en disent long sur la faillite du
système de protection sociale. Si Bubbles s’en sort, après un très long
calvaire, c’est plus grâce à une certaine force personnelle et avec l’aide de
quelques amis que grâce à une quelconque solidarité institutionnelle. Dans la
deuxième saison, la série met l’accent sur les dockers et là encore, le constat
est rude : les ouvriers du port sont presque abandonnés à leurs sorts par
les pouvoirs publics et doivent se démener (y compris en trempant dans des
opérations illégales) pour survivre. La troisième saison montre un projet-test
totalement fou (pour les États-Unis du moins) de dépénalisation de la drogue. L’initiateur de ce projet est Howard "Bunny" Colvin, un
commandant de police sur le départ qui décide, de sa propre initiative et sans
en avertir ses supérieurs, de centraliser les activités de vente de drogues
dans un petit secteur de la ville (renommé Hamsterdam)
où les policiers n’interviennent pas, dans le but d’améliorer la sécurité et la
convivialité des autres quartiers. Comme on s’en doute,
le projet tombera finalement à l'eau, dans une scène épique où le commissaire-adjoint William Rawls, un brin mégalomane,
décide d’envoyer ses troupes dans Hamsterdam, sur l’air de la Chevauchée des Walkyries (!). La quatrième saison pose
quant à elle la question de l’échec d’une partie du système éducatif américain (qui
ne fait que reproduire, dans la plupart des cas, les inégalités présentes en
dehors de ses murs). La cinquième et dernière saison, enfin, montre comment un
grand journal d’investigation fait de plus en plus la part belle au populisme et à la
non-vérification des faits, dans un but purement mercantile. Le constat est
cinglant (et logique) : il est impossible de faire plus avec moins de moyens,
du moins sans faire baisser drastiquement la qualité du journal.
Enfin, au
cœur de The Wire, il y a une série de
personnages complexes et originaux, comme le fameux Lester Freamon, inspecteur de police très doué, d’une intelligence
rare, d’une incroyable patience et d’une "économie de mouvements"
totalement hallucinante. Freamon est resté 13 ans et 4 mois à faire un travail
de bureau (au service des prêteurs sur gage), comme "punition" après avoir
obligé un politicien à témoigner dans une affaire de meurtre, contre les ordres
de ses supérieurs. Il passe en outre la majeure partie de son temps à réaliser des
meubles anciens pour maison de poupée, destinés à la revente, mais à chaque fois
qu’il quitte son bureau, c’est pour faire avancer l’enquête d’un pas de géant.
[VIDÉO] Lester Freamon (à gauche) et "Bunk" interrogeant des témoins ne parlant pas anglais (avec la terrible réplique : "Eh! Negro, you can not travel half way around the world and not speak any motherfuckin' English!") :
Autre personnage fabuleux : Omar Little, sorte d’anti-héros hors-la-loi
au code moral très strict : il ne prononce aucun gros mot et ne vole et
ne tue que ceux qui font partie du "jeu". "Son métier" : voler les
dealers. Il parcourt les rues à la manière d’un outlaw de western, avec son
long manteau et son inséparable fusil de chasse, sifflotant calmement "Le
fermier dans son pré". Omar est aussi un des quelques personnages homosexuels de la
série. Vous allez me dire : "on s’en fout un peu"... Sauf qu’encore
une fois, les scénaristes ont évité tous les écueils scénaristiques
possibles quant à la figure du gangster gay.
[VIDÉO] Quand Omar Little arrive, tout le monde se barre (on se croirait vraiment dans un western) :
Si je ne
devais citer que deux personnages de The
Wire, ce serait ces deux-là, mais il en existe des centaines d’autres, tels Brother Mouzone, un
tueur professionnel au calme affolant, spécialiste des armes, toujours bien
sapé (belles lunettes et nœud papillon), s’exprimant avec une politesse et
une précision extrêmes (à l’inverse de l’image du tueur brutal) ; Roland Pryzbylewski dit "Prez",
qui apparaît au début de la série comme un incapable pistonné par son beau-père,
et qui se révèle plus tard très doué en mathématique et parfait
déchiffreur de codes ; Jimmy McNulty,
caricature du "bon" flic, tête brûlée, alcoolique et indiscipliné ;
ou encore Marlo Stanfield, un dealer
ambitieux, placide, amoral et très violent qui s’est donné pour but de devenir
le prince de la drogue à Baltimore... Marlo Stanfield ne se déplace presque
pas : il économise ses gestes et ses mouvements, comme un roi. Encore une référence
au jeu d’échecs, parmi des dizaines.
Pour en savoir plus...
- Outre la
série en elle-même, pour les pointilleux, je vous conseille les articles consacrés à The Wire sur Wikipédia anglophone, qui sont d’une qualité exceptionnelle, rarement atteinte sur cette
encyclopédie : tout y est détaillé, épisode par épisode, avec une page
pour chacun des personnages principaux.
- Les pages consacrées à The Wire sur le site de HBO.
________________________________________________________________
[1] À noter qu’un des épisodes de la
seconde saison de Columbo, The Most Dangerous Match (1973),
met en scène le meurtre d’un joueur d’échecs par son adversaire.
[2] Voir
pour s’en convaincre le très bon article de Mona Chollet paru sur un des blogs du
Monde Diplomatique, au titre
évocateur : "Shakespeare à Baltimore".
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