Cette chronique est affectueusement dédiée à Sedgewick Ier,
à ma connaissance le seul et unique gnome voleur d’Azeroth
ayant réussi à garder la tête haute et à survivre plus de
quatre secondes et demie en "tankant" par inadvertance
un boss dans la nécropole de Naxxramas.
ACTE I
Au tout début de ton périple, tu trouveras que ce jeu est assez
sympa.
Au tout début de ton périple, tu trouveras que ce jeu est assez
impressionnant.
Tu te promèneras dans un monde que tu percevras – après un
rapide coup d’œil aux cartes alors encore brumeuses – comme gigantesque et
diversifié.
Et tu auras raison : ce monde est gigantesque et diversifié.
Tu seras un nain guerrier de niveau 1, puis un humain prêtre
de niveau 1... Les PnJ (personnages non-joueurs) te guideront gentiment et te
proposeront des quêtes faciles, évidentes même, dans un univers cloisonné et protecteur.
Tu devras décimer les trolls crins-de-givre faiblards qui traînent près de la
mine, tuer quelques sangliers pas trop méchants, aller chercher de la bière... Des
bêtises de ce genre.
Tu trouveras ces actions un peu idiotes, mais tu ne
quitteras pas ton écran des yeux pour autant.
Deux heures plus tard, tu en seras à ton quarantième troll,
à ton trente-deuxième sanglier et à ta seizième chope virtuelle.
Ton nain sera "déjà" niveau 5.
Tu seras content car Grelin Blanchebarbe t’enverra, par-delà
le tunnel des Frigères, visiter Forgefer, la capitale imprenable creusée dans
les montagnes de Dun Morogh.
Et tu n’en croiras pas tes yeux, la première fois que tu
la verras.
Elle te fera penser aux mines de la Moria avant qu’elles ne
tombent.
À ce moment-là, tu ne seras pas méfiant.
Mais s’il te plaît,
méfie-toi !
Méfie-toi car tu vas "perdre" plus d’un an dans
ce jeu.
Ce monde est celui de World of Warcraft. WoW pour les
intimes.
WoW est un MMORPG : un jeu de rôle massivement multi-joueurs.
WoW est une franchise de Blizzard Entertainment.
WoW est payant.
WoW compte douze millions de joueurs actifs sur Terre.
WoW rapporte une petite fortune.
WoW se passe en temps réel, entièrement en ligne, dans
un univers en 3D.
WoW ne dort pas.
WoW est une drogue.
WoW pourrait à lui tout seul être le sujet d’une thèse de
doctorat sur la cyberdépendance.
WoW est formidable, WoW est dangereux.
Digression : mais
pourquoi WoW est-il dangereux ?
Il est dangereux
parce que tu auras toujours quelque chose à faire dans ce putain de monde
virtuel...
Tu en auras forcément marre des quêtes répétitives. Tu fermeras
de temps en temps les yeux et tu croiras alors pouvoir éteindre ton ordinateur à ce moment précis où tu sentiras la
fatigue et la lassitude t’envahir. Pauvre de toi ! Car tu seras alors déjà
presque à la merci des Titans d’Azeroth ! En effet, te diras-tu, pourquoi,
avant d’éteindre WoW, ne ferais-tu pas une dernière petite quête vite
fait ? Je vais bientôt monter d’un
niveau, ce n’est qu’une question de minutes ! Oui mais voilà, la
dernière quête dans WoW, c’est un peu comme le dernier verre de
l’alcoolique : une promesse, un absolu que le drogué repousse sans cesse à
plus tard, toujours à plus tard, à jamais à plus tard...
Pourquoi, te demanderas-tu dans la soirée, pourquoi ne partirais-tu
pas avec ta pioche détacher quelques minerais que tu pourrais fondre et puis
revendre ? Juste une petite heure,
hein, et puis au lit ! Deux heures après, tu te rappelleras soudain
que tu dois encore repasser par la capitale pour voir ton maître d’armes. Pourquoi pas demain ? Bah, c’est juste à
cinq minutes d’ici : ce sera vite fait ! Et ainsi de suite.
WoW est aussi et surtout
dangereux parce que tu ne seras pas le seul à y jouer.
Au plus tu évolueras dans ce jeu, au plus les autres
joueurs gagneront en importance. WoW est multi-joueurs : tu n’en verras
qu’une petite partie si tu restes seul dans ton coin. Alors, tu briseras la
routine des quêtes solitaires et tu commenceras à participer à des instances : des donjons pour cinq
joueurs ; plus tard, des raids pour 10 joueurs ; et enfin des raids
pour 25 joueurs.
Les instances,
ce sont ces parties du jeu où tu te retrouveras avec un groupe d’amis pour
battre des monstres plus forts, que tu ne pourrais jamais battre en solo. À
cinq joueurs, une instance fonctionne toujours de la même façon : un personnage
joue le tank et se prend tous les
coups ; un autre joue le heal et
soigne l’équipée ; trois DPS font
le plus de mal possible. Le tank et le heal sont très importants. Sans ces
deux-là, tu ne pourras jamais finir une instance de ton niveau.
Tu ne choisis jamais la simplicité. Je te connais bien,
mon vieux. Tu "monteras" d’abord un tank jusqu’au niveau 80 et tu
recommenceras l’opération avec un heal. "Rien" que ces deux
opérations de levelling (comme ils
disent) te prendront 1347 heures de jeu (parce que tu es lent et que tu aimes
flâner), 1347 heures de ta petite vie à la con. Ton nain guerrier, tu
l’appelleras "Pardhotch", en souvenir du "Pardot" de
l’alliance MonLeg. Ton humain prêtre, tu l’appelleras "Oldhaham"
parce qu’il aura volontairement un air de ressemblance avec Will Oldham, le
chanteur. Pour tous les autres, tu seras Oldy, le petit Belge de la guilde.
ACTE II
Tu seras un très mauvais tank. Un des plus mauvais de la Croisade Écarlate.
Par contre, tu seras un très bon heal. Du moins c’est ce
que diront les gens de ta guilde.
C’est lié à ta personnalité dans la vraie vie : tu
aimes rester loin de l’action.
Tu observeras le combat et aideras les autres joueurs en
lançant tes Pénitences, tes Flash heals
et tes boucliers protecteurs (tes "bubulles" dans le jargon) depuis
ta "colline". Tu passeras des centaines et des centaines d’heures à
ne faire que ça et tu en tireras une énorme satisfaction.
Tu t’achèteras un micro-casque pour pouvoir parler en
temps réel avec tes compagnons. Pour discuter de tout et de rien, oui, mais
aussi – et surtout – pour pouvoir réagir très rapidement dans une instance de
haut niveau. Tu rencontreras des gens et tu comprendras, à travers certains
spécimens – miroirs de toi-même – ce que c’est que de consacrer sa vie – ta vie – à un bête jeu.
Tu passeras tes soirées avec ton ami sympa et intelligent,
scénariste de télévision, et son fils de 10 ans qui fait de l’équitation, qui se
connecteront tous les soirs sur deux ordinateurs différents, dans deux pièces
différentes de la même villa du sud de la France, se parlant (comme vous tous) par micros-casques
interposés.
Tu passeras tes soirées avec ce militaire de carrière
quelque peu instable, caricature presque parfaite du beauf qui a
tout-vu-tout-vécu et à qui on ne l’a fait pas, hein, tantôt tendre, tantôt
désagréable au possible, alcoolique depuis, dira-t-il, qu’il est revenu de
Sarajevo, passant ses soirées de fin de trentenaire à chercher la tenue
parfaite du combattant virtuel (quoi-Oldy-tu-portes-encore-du-T7-mais-faut-te-stuffer-mon-petit-gars !).
Tu passeras tes soirées avec son cousin, père d’un bébé en
très bas âge, qui tiendra ce dernier dans ses bras tout en "tankant"
un donjon avec son paladin et tu te demanderas comment il est possible d’en
arriver là, techniquement mais surtout humainement parlant. En fait, tu ne
seras pas loin de son cas, mais tu ne t’en rendras simplement pas compte. Car toi
aussi, tu auras une charmante petite fille dont tu devras t’occuper, certains
week-ends en tout cas.
Tu passeras tes soirées avec des couples qui égraineront
leur temps sur ce jeu chronophage. Plus fou encore, tu vivras, en direct depuis
tes écouteurs, la scène de jalousie d’un gars dont la compagne IRL (dans la vraie vie donc) sera mariée
ingame (dans le jeu) à un autre
joueur. Une scène de jalousie à cause
d’un mariage virtuel. Mais est-ce réellement totalement virtuel ? Ce
sont de vrais gens que tu rencontreras là-bas.
Chacun de ces personnages fera partie de ta vie.
Chacun de ces personnages sera un reflet de toi-même.
Et c’est à ce moment-là que tu deviendras méfiant.
Mais il sera trop
tard.
Tu seras réellement en train de "perdre" un an
dans ce jeu.
Mais au moins, à ce moment-là, tu t’amuseras encore.
Parce qu’après ça, tu ne t’amuseras plus.
ACTE III
Tu t’amuseras jusqu’au jour de l’arrivée des hardcore gamers dans ta guilde.
Un hardcore gamer,
comme tu le sais déjà, c’est un joueur qui passe beaucoup de temps sur un jeu, par opposition au casual, joueur occasionnel.
Sur WoW (et sur la plupart des gros MMORPG), la définition
est un peu différente. Tout le monde
y passe beaucoup de temps. Du coup, le type qui n’y passe "que" huit
heures par jour et – surtout – qui n’optimise pas son stuff et son template à
la perfection (traduction : qui est juste là pour s’amuser), est un casual.
Le casual passe
sa vie sur WoW.
Le hardcore gamer
passe sa vie pour WoW.
Dans un donjon ou dans un raid, en cas d’erreur de ta part
et de wipe (la mort de toute
l’équipe), tes amis casuals te
diront : "C’est pas grave, Oldy, on va la refaire, mais en moins
stressé !" ; le hardcore
gamer, lui, te dira : "mais c’est pas possible, tu te touches ou
quoi, le heal ? J’ai pas que ça à foutre, putain !".
Quand il te croisera dans la capitale volante de Dalaran,
le casual te fera un
"/salut" amical ; le hardcore
gamer, lui, te dira : "va falloir optimiser ton stuff et ton template, mon gros noob !
Pourquoi que t’as mis cette gemme-là sur ton torse ? Et pourquoi que tu
n’as mis que deux points dans Disciplines jumelles ?"
En fait, tu ne les remercieras jamais assez, ces hardcore gamers.
C’est grâce à eux que tu t’en sortiras, à la fin.
Car tu aurais encore pu passer beaucoup plus de
temps sur ce jeu. Tu aurais pu terminer ce haut-fait super long (des milliers
de quêtes à achever) pour être un Maître des Traditions. Tu aurais pu compléter
ta collection de montures terrestres et volantes. Tu aurais pu faire des
instances et des raids jusqu’à plus soif pour optimiser ton équipement.
Mais à ce moment-là, tu deviendras beaucoup trop méfiant.
Et il sera vraiment trop
tard.
Tu auras réellement "perdu" plus d’un an dans ce
jeu.
Après ça, tu recommenceras à jouer de nouveau plus souvent
au badminton et surtout, plutôt que de t’enfuir dès 20h30 pour retrouver ton PC
au plus vite, tu iras boire des verres avec tes amis du sport...
Avec certains succès et certains échecs.
ÉPILOGUE
Oh comme j’aimerais que cette chronique arrive – par je ne
sais quel détour spatio-temporel – à tes yeux, cher Hamilton. Comme j’aimerais
que tu puisses la lire en guise d’avertissement une heure avant que tu ne t’abonnes à ce putain de jeu. Mais tout cela est
derrière nous désormais, n’est-ce pas ? Et puis, comme je l’ai déjà dit
plus haut, je ne te connais hélas que trop bien : tu es quelqu’un de
borné. Il faudra toujours que tu te fasses une idée par toi-même. L’avis des
autres (même d’un toi futur) ne pèserait
pas beaucoup dans la balance. C’est désespérant.
C’est d’autant plus désespérant que ce texte m’a
furieusement redonné en vie de rejouer à WoW, aujourd’hui.
La nouvelle extension est sortie.
Paraît qu’ils
ont entièrement refait les régions de Kalimdor et des Royaumes de l’Est.
"Suffirait" de réinstaller le jeu sur mon PC, de repayer
l’abonnement mensuel et de reprendre mon prêtre là où je l’ai laissé l’an
dernier, où tu l’as laissé l’an
dernier, petit lâcheur, c’est-à-dire dans les bases de données de Blizzard
Entertainment.
Et je me demande ce qu’est devenu mon ami Sedgewick.
Il n’est plus sur WoW désormais, ça je le sais.
J’ai son numéro de téléphone.
Son adresse e-mail.
Faudrait que je le recontacte, non ?