Dans un article consacré au lectorat très particulier et souvent très jeune de la science-fiction, le critique et anthologiste Jacques Goimard n’hésite pas à parler de conversion : "essayons de représenter", dit-il, "ce jeune homme de quatorze ans qui se convertit (le mot n’est pas trop fort) à la S.-F." (1)
Conversion. Le terme – je le rejoins
totalement sur ce point (et sur plein d’autres d’ailleurs) – n’est de fait pas
trop fort pour désigner ce phénomène qui consiste pour un jeune adolescent
(boutonneux, mais pas toujours) à découvrir en quelques jours (voire quelques
heures), souvent par un média interposé (ou pas), l’immense potentialité de
développement mental, d’imaginaire et d’émotions contenue dans ce genre dont il
ignore alors encore tout, si ce n’est ce que tout le monde connaît où s’imagine
connaître (à savoir de gros standards stéréotypés du style : "oh, la
science-fiction, ce sont ces films qui se passent dans le futur, avec des
vaisseaux spatiaux et des robots").
Conversion. C’est bien une des seules fois que
j’utiliserai ce terme pour parler d’un événement qui a totalement bouleversé ma vie. Étant athée (une autre
caractéristique fondamentale d’une majorité des lecteurs de S.-F. apparemment),
matérialiste et rationaliste jusqu’au petit orteil (même remarque que dans la
dernière parenthèse), il s’agit là sans doute de l’unique conversion que je
pourrai jamais revendiquer dans ma vie.
La S.-F. : une philosophie qui comble cette sensation de vide et ce besoin
d’absolu que ressentent les mécréants. Cordwainer Smith, un des plus grands auteurs
de S.-F. (j'en reparlerai, un jour), chrétien dans l’âme, ne serait sans doute
pas d’accord avec cette définition. Quoique. Ce génie est certes mort depuis
plus de quarante ans, hélas, hélas, hélas !
De toute façon, on ne peut définir la
science-fiction. Est simplement considérée comme science-fiction tout ce que
l’amateur de science-fiction considère comme étant de la science-fiction (2) et puis voilà ! C’est une
tautologie mais c’est surtout totalement vrai. Je n’ai jamais rencontré un seul
fan de S.-F. qui remettait en cause cette définition. Mais il faut dire aussi
que je n'ai pas rencontré beaucoup de fans de S.-F.
Trêve de digression.
Les divers articles de Goimard consacrés au
public de la S.-F.
sont stupéfiants dans le sens où quand je les lis, je revois le jeune Hamilton
découvrant le genre, l’avalant, l’incorporant à sa personnalité. Il doit y
avoir des milliers, des millions de jeunes des années 50, 60, 70, 80, 90, 00
(ça se dit ça, les années "00" ?) qui ont dû avoir exactement le
même sentiment devant cet appel des grands espaces, des temps lointains, et qui
s'y sont abandonnés (3). La musique des
sphères, en quelque sorte.
Aujourd’hui, une amie remarque qu’Hamilton n’a plus
rien écrit sur ce blog depuis très longtemps. Elle a, dit-elle, pour rituel
d’aller voir chaque matin – en vain – si quelque chose de nouveau s’y trouve
(c'est trop d'honneur).
Quel est le rapport avec le début de
l’article ? J’y viens.
Je suis censé écrire une suite de textes sur
les jeux vidéo d’antan (crévindiou de
bondiou) mais je n’y arrive pas. Écrire un article sur la symbolique des
cotons-tiges dans les deux premiers opus de "Monkey Island" me
prendrait plus de trois mois.
Alors voilà l’idée : parler aujourd’hui de
S.-F. et de jeux vidéo en un seul
article car j’ai connu la S.-F.
grâce à... un jeu vidéo. C’est en effet, comme je le disais plus haut, très
souvent via un média interposé qu’un ado découvre la S.-F. littéraire.
Cet article sera le premier d’une série sur le
jeu vidéo et la S.-F.
Léandra va se faire chier, mais alors grave de
chez grave.
Tant pis pour elle. De toute façon, elle, de
son côté, doit écrire un article sur l’abandonnisme.
De toute façon, elle a autre chose à faire pour
le moment, hein...
Bref.
Le jeu vidéo en question, c’est
"Dune" de Cryo.
Le livre, c’est Dune de Frank Herbert.
Le début d’une grande aventure.
Jamais un jeu ne m’a fait autant d’effet.
Et jamais un livre ne m’a fait autant d’effet
non plus.
Même Hypérion,
même Fondation n’ont jamais eu le
même impact.
L’impact du premier contact avec la S.-F.
"Dune" de
Cryo (1992)
Je me souviens du moment.
J’avais treize ans et il faisait beau dehors.
Je pense que ça devait être la fin du
printemps.
Je ne saurais être plus précis. J'avais treize
ans et demi, quoi, grosso modo.
Mon père revenait de son boulot d'ouvrier
chaque jour vers 15h30 (ça n'a d'ailleurs pas changé, presque vingt ans plus
tard !).
Chaque jour, il ramenait des jeux PC.
Des jeux PC piratés (hé oui !), sur disquettes.
Ce jour-là, c'était trois disquettes :
"Dune disk 1", "Dune disk 2", "Dune disk 3" (4).
Après installation, configuration des sons
Adlib/SoundBlaster, libération de la mémoire paginée et bidouillage d'un autre
temps, j'ai commencé à y jouer.
J'ai joué très tard sur mon PC, ce jour-là.
Je l'ai terminé très rapidement, ce jeu, le
jour-même en fait. Deux fois.
Mais peu importe.
Ce qui m'a énormément plu et marqué, c'était
l'univers représenté, ainsi qu'une façon de fonctionner tellement propre à la
science-fiction (même si je ne le savais pas encore) : dès le début, le jeu
vous plonge dans quelque chose d'autre, d'étranger, comme si cet autre était coutumier et réel ; dès le
début, les auteurs/concepteurs vous prennent en adulte : ils considèrent que vous
êtes assez mature et intelligent pour combler les vides logiques. J'ai adoré.
Et puis, il y avait l'ambiance, vertigineuse.
Les concepteurs (Herbulot, Ulrich, Bouchon...) sont des fans du roman et ça se
ressent jusqu'au moindre détail... Représentation fidèle des fremens, les
premiers habitants de la planète ; coucher et lever de soleil sur le désert ;
musique (de Stéphane Picq), totalement incroyable pour l'époque ; galerie de
personnages hauts en couleur ; vers des sables ; contrebandiers ; ornithoptères
; harkonnens ; etc., etc., etc. Même aujourd'hui, avec ses graphismes "256
couleurs" totalement "dépassés", le jeu ne perd en rien de sa
grandeur. En résumé : la haute qualité ne se soucie guère de la haute
définition.
Et puis, vient tout naturellement le bouquin.
Dune de Frank Herbert (1965)
Dans la semaine, je demande à ma gentille maman
de me trouver le livre dont le jeu est tiré.
Une chance : la bibliothécaire de mon petit
village est une femme très cultivée qui a des goûts éclectiques en matière de lecture,
pas du tout du genre à vous juger sur ce que vous lisez ("Quoi ? Votre
fils veut lire de la science-fiction ? Mais où va-t-on ? Tenez, voilà le Livre de la Jungle, ça lui forgera le
caractère"). Elle a tout le
cycle de Dune dans "sa" bibliothèque. Elle a même d'autres livres
d'Herbert (comme Le Preneur d'âmes,
qui n'est pourtant pas son plus connu, ou Dosadi).
Et elle a même tout un rayon consacré
aux grands de la science-fiction (dont plein de bouquins d'Asimov, le deuxième
auteur que je lirai après Herbert, et du Simak, et du Bradbury, et du Clarke !).
Louée soit cette vieille dame.
Et me voilà donc, le week-end suivant, dévorant
les quelque 700 pages de Dune de
Frank Herbert. Je bouffe presque l'entièreté de ce roman en une seule nuit
blanche. Je le dévore sans me poser de questions. Chaque chapitre est un
émerveillement aux yeux de l'adolescent que je suis. La politique. La religion.
La trahison. La fidélité. La mort. L'amour. La loyauté. L'écologie. Les plans à l'intérieur des plans. Ce
n'est pas pour rien que ce roman est souvent comparé à La Guerre et la Paix de Tolstoï. Sauf que Tolstoï a eu plus facile
qu'Herbert car il a situé son histoire (géniale au demeurant – là n'est pas la
question) dans le "monde réel" et non dans le futur.
J'ai en tête des scènes marquantes de cette
première lecture de Dune.
La première vision d'un ver des sables géant.
Thufir, dans le désert, se rendant compte de
l'incroyable force des fremens.
Le sacrifice d'Idaho.
La cérémonie pour Jamis.
Les rêves de Paul.
Etc.
Par la suite, j'ai tellement lu ce livre que je
suis désormais capable, dix-huit ans après la première lecture, de prendre un chapitre (voire un morceau de chapitre) au hasard et de le replacer dans son
contexte général.
Ce livre peut être lu des centaines de fois et
toujours surprendre. Pourtant, de prime abord, il est très (trop ?) classique
dans la forme. Toujours le même format. Un exergue pour débuter chaque
chapitre ; chaque chapitre composant une scène (comme au théâtre), avec son
lieu, son temps, son action.
Cependant, il est tellement subtil dans
l'écriture que l'on peut y trouver à chaque lecture une nouvelle
interprétation.
C'est en effet un livre qui possède différents
sens de lecture : les premières fois qu'on le lit, on le fait de manière
linéaire (ligne après ligne), en se référant parfois au glossaire en fin de
volume ; par la suite, on peut relire un chapitre et le remettre dans son contexte
global ; plus tard encore, on se rend compte que c'est encore mieux que ça : l'auteur
s'amuse, manifestement. Le style sérieux (voire ampoulé) du roman peut
constituer une forme poussée d'ironie, d'humour très tordu. Un peu comme si l'ouvrage
avait réellement été écrit, le plus sérieusement du monde, par un historien bien
après les événements. Cette façon de procéder est vraiment à mon sens l'apanage
des plus grands. Pour prendre un exemple "extérieur mais pas trop", Tolkien,
dans le registre de la fantasy (la cousine de la science-fiction) ne faisait
pas autre chose.
La prochaine fois, je vous parlerai de... euh...
oh, et puis, je vous laisse la surprise, tiens.
________________________________
(1) Ce texte, publié dans l’Atlas Universalis des littératures (1990),
est repris dans un recueil de critique de Jacques Goimard, Critique de la science-fiction, Paris, Pocket, 2002, p.
124-132 (p. 125 pour ladite citation).
(2) L'idée n’est pas de moi. Elle a été énoncée
sous une forme différente par Damon Knight, notamment. Et Norman Spinrad disait
aussi en 1974 que "la science-fiction était toute chose publiée comme
étant de la science-fiction".
(3) À noter que les détracteurs de la
science-fiction critiquent cette dernière en utilisant le même argument que
ceux qui l’adorent : la
S.-F., c’est une vision d’un espace et d’un temps auxquels
nous n’aurons jamais accès. Du coup la chose est au mieux sans intérêt, au pire
totalement terrifiante pour les détracteurs, mais fantastique pour les fans.
(4) Depuis lors, j'ai acheté le jeu plusieurs
fois. Obsession du collectionneur et aussi remerciement aux créateurs.
2 commentaires:
« La politique. La religion. La trahison. La fidélité. La mort. L'amour. La loyauté. L'écologie. »
Tout est dit. C'est exactement ce que j'explique à mes interlocuteurs lorsque j'évoque cette saga sans équivalent. Tout est dedans. Tout.
Et je ne l'ai lue qu'une fois. Pour l'instant. :)
Merci pour ce bel article !
Hoooo, un commentaire !
Merci de confirmer mes propos ! Je me doutais bien que tu serais une des éventuelles amies à réagir à cet article.
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